Lauréat, en 1877, d’un Montyon pour sa découverte des
couleurs inoffensives, Eugène Turpin s’occupa de l’étude des explosifs, et rendit maniable
l’acide picrique, dont il fit breveter les procédés d’emploi pour le chargement
des obus. Ce fut la découverte de la mélinite en 1887.
Eugène Turpin fit en outre breveter plusieurs autres série
d’explosif : les Panclastites (explosifs binaires mélangés au moment de
l’emploi d’un combustible (sulfure de carbone, essence minérale, nitrobenzène)
et du peroxyde d’azote liquide), les Pyrodialites, les poudres chloratées.
Curieux personnage que cet ingénieur Turpin. Sa biographie
ne saurait trouver place ici, bien que son existence n’ait pas été banale et
qu’elle mérite d’être rapportée. N’a-t-il pas exercé plusieurs professions et
n’a-t-il pas été tour à tour récompensé officiellement, puis accusé de
trahison, emprisonné et finalement réhabilité, pour être à nouveau encouragé
dans ses recherches ! L’essentiel est de dire qu’il avait d’abord entamé des
études médicales (il fut d’abord dentiste), qu’il avait acquis de bonnes
connaissances en chimie pour avoir suivi les cours du Conservatoire des Arts et
Métiers, qu’aux environs de la trentaine il avait découvert un procédé pour
rendre inoffensives les couleurs à l’acide picrique dont il était fait usage
pour décorer les jouets d’enfants qu’il fabriquait, qu’il se tourna ensuite
vers des études concernant les explosifs.
En 1880, il fut ainsi sur la piste d’un mélange où le
comburant n’était plus de l’acide azotique comme dans l’Helhoffite mais du
protoxyde d’azote, tandis que le combustible était du sulfure de carbone - ce
dernier pouvant être remplacé par du nitrobenzène. Les deux liquides étaient
enfermés dans deux réservoirs distincts comme dans le projectile allemand et le
mélange s’opérait aussi quand l’obus était placé sur sa trajectoire.
Les effets destructeurs s’avéraient supérieurs à ceux de la
dynamite, aussi Turpin n’avait-il pas hésité à nommer son explosif
"panclastite" en faisant ainsi appel au grec pour affirmer que tout
serait brisé...
Le Comité de l’artillerie n’avait pas été toutefois sans
marquer (comme le Service des Poudres et Salpêtres) de la défiance vis à vis de
cet ingénieur de circonstance, qui n’avait certes pas appartenu à l’École
Polytechnique comme tous les membres du Comité, et dont les connaissances
scientifiques restaient en tout cas à démontrer... Bref c’est en 1884 seulement
que Turpin put obtenir la constitution d’une commission pour expérimenter sa
panclastite. La chose fut faite d’abord à Argenteuil, puis au Fort de Vanves et
finalement à Cherbourg, avec des résultats satisfaisants quoique le problème du
chargement n’ait pas été entièrement résolu.
Dans l’intervalle un brevet avait été pris et une société
avait été créée en 1883 pour exploiter l’invention, qui fut proposée tour à
tour en Grèce, en Belgique, en Hollande, puis en Angleterre. Chaque fois la
preuve fut apportée que la panclastite était au moins aussi puissante que
l’helhoffite des Allemands, mais l’utilisation de deux liquides soulevait
fatalement des difficultés et la fabrication des obus s’avérait délicate.
Turpin n’avait d’ailleurs pas attendu que son invention soit
commercialisée pour continuer ses recherches et il avait été encouragé dans
cette voie parce qu’il avait trouvé en 1881 un moyen d’utiliser les propriétés
de l’acide picrique.
On savait depuis la fin du XVIIIe siècle que le
trinitrophénol - ou acide picrique - était un excellent colorant et l’on
n’ignorait pas qu’une violente explosion se produisait quand ce corps était
porté à une certaine température. Une telle instabilité interdisait donc
l’utilisation de cette déflagration à des fins militaires ; mais Turpin allait
constater qu’en chauffant lentement l’acide picrique on parvenait à le fondre à
une température de 122 degrés et qu’ainsi il n’y avait plus risque d’explosion.
D’autre part, l’acide ainsi fondu pouvait être introduit dans la cavité d’un
obus et, solidifié, résister au choc du départ du coup, même si la vitesse
initiale atteignait 7 à 800 mètres/seconde.
Le nouvel explosif offrait un autre avantage : sa densité
était relativement élevée, il était donc possible d’en loger à l’intérieur d’un
projectile une masse plus notable que s’il s’agissait du coton poudre et, a
fortiori, de la panclastite ou de l’helhoffite. En dosant le mélange avec moins
d’oxydant, de façon que la combustion incomplète au lieu de C02 donne CO +
vapeur d’eau, on obtient le maximum de gaz, donc une brisance supérieure,
tandis que la sensibilité est diminuée, ce qui atténue les risques d’accident.
Bref la découverte de Turpin s’avérait séduisante ; mais
lorsqu’il la fit connaître à l’Ecole de Pyrotechnie en octobre 1884 on devait
se heurter au problème de l’allumage de la charge. Pourquoi ? Parce que le
système utilisé alors sur les fusées reposait sur la combustion d’une trainée
de poudre noire et que la flamme de la poudre noire s’avérait impuissante à
faire détoner l’acide picrique fondu ... Turpin fut ainsi amené à chercher la
solution de ce nouveau problème et il conçut, quelque temps après, un type de
fusée, où le choc de l’impact du projectile provoquait l’écrasement d’une
capsule de fulminate. La détonation se transmettait d’abord à une pincée
d’acide picrique en poudre, donc plus sensible. La charge d’acide fondu
réagissait alors et il était possible de retarder un peu l’éclatement de
l’obus, en intercalant une traînée de poudre noire avant la capsule de
fulminante. On obtenait de la sorte une fusée à retard, qui était
singulièrement utile dans les tirs dirigés contre des troupes enterrées.
Au mois d’avril 1885 les essais de la fusée, qui avaient été
faits à Sevran-Livry, furent suffisamment probants pour qu’un brevet d’invention
soit pris par Turpin. Des perfectionnements s’avéraient toutefois nécessaires,
car il se produisit encore des éclatements prématurés au cours de tirs
effectués durant le premier semestre de 1886 . À la fin de 1886 toutefois on
pouvait considérer que la fusée était au point.
Le Comité de l’artillerie en dehors duquel avaient eu lieu
les essais de 1884 (car ils avaient été réalisés par le Service des Poudres,
autonome depuis 1876) fut chargé le 26 août 1885 par le Ministre "de
préciser la part qui revient à M. Turpin dans la découverte de nouvelles
propriétés de l’acide picrique et les revendications qu’il pourrait produire à
cet égard".
Après un premier avis défavorable à Turpin puis un second
plus favorable, après que l’inventeur eut publié une notice explicative
adressée à de nombreuses personnalités, une convention fut signée entre M.
Turpin et l’État français. Soucieux de ménager ses deniers, l’État avait pris
seulement un engagement peu onéreux en signant avec Eugène Turpin un contrat
temporaire le 29 décembre 1885. Aux termes de ce contrat, Turpin renonçait à
toute réclamation au sujet de l’emploi que pourraient faire de l’acide picrique
les ministères de la Guerre et de la Marine, recevait une somme de 250 000
francs et il s’engageait à conserver le secret de sa découverte pendant dix
mois, délai au bout duquel tout laissait entendre que l’intéressé aurait le
droit de proposer la mélinite à d’autres acheteurs que l’État français.
La clause curieuse serait à l’origine des difficultés que
Turpin rencontra quand il voulut vendre à la firme anglaise Armstrong le
procédé de fabrication. Un procès en divulgation de secret intéressant la
Défense nationale lui fut fait en 1891 et Turpin fut lourdement sanctionné. Lors
du procès fait à l’ingénieur Turpin en 1891 on eut la preuve que le brevet de
l’explosif avait été proposé à divers gouvernements, dont le gouvernement
allemand.