Face au drapeau


En octobre 1896, Eugène Turpin se sentit diffamé dans le roman de Jules Verne Face au drapeau et porta plainte contre celui-ci. Jules Verne fut défendu par Raymond Poincaré, le futur président de la République et fut relaxé en première (mars 1897) et en seconde instance (décembre 1897).





Les documents de l'audience du 18 novembre 1896, à la 9ème chambre du tribunal de police correctionnelle, présidée par M. Richards et sténographiés par Felix Harang, en 2 volumes : Eugène Turpin contre Jules Hetzel et Jules Verne (La plaidoirie de Raymond Poincaré) ; Jules Hetzel et Jules Verne contre Turpin (Les observations d'Eugène Turpin).


Plus tard Jules Verne admettra, notamment dans une lettre à son fils, que c'était bien le personnage d'Eugène Turpin qui se cachait derrière le savant fou.

Turpin, artisan de la victoire Demande de Justice, Cour d'appel de Paris

Face au drapeau est un roman d'anticipation de Jules Verne, paru en 1896.

L'auteur fait part dans cette œuvre de son inquiétude face aux progrès techniques dans le domaine des explosifs, qui transparaissait déjà (mais avec une teinte d'humour) dans De la Terre à la Lune et qui s'affirme dans Les Cinq Cents Millions de la Bégum, en imaginant une bombe d'une puissance inouïe. 

Jules Verne s'était bien inspiré d'Eugène Turpin pour le héros tragique du roman, Thomas Roch, qui se trouve dans la position d'un moderne Coriolan.



Un article paru dans l'Express

Par Didier Sénéchal, le 1er mai 2000


Le célèbre écrivain eut à se défendre en justice pour avoir pris comme modèle du héros de Face au drapeau un personnage réel. Son cas fit jurisprudence.

Dans l'affaire « Moloch », l'avocat de Thierry Jonquet a invoqué une jurisprudence remontant à 1897 et autorisant les romanciers - en l'occurrence Jules Verne - à s'inspirer de personnages réels. Un procès d'autant plus intéressant que, par le plus grand des hasards, le Bulletin de la société Jules Verne lui a consacré son numéro 129 (1er trimestre 1999). 

Une invention révolutionnaire, des pirates, un sous-marin fantôme, une île mystérieuse , un volcan : une fois de plus, Jules Verne brode sur ses thèmes favoris dans Face au drapeau, qui paraît en feuilleton dans le Magasin d'éducation, de janvier à juin 1896. Au centre de ce nouveau roman, un savant fou nommé Thomas Roch : incompris, rejeté par la France, il a accepté de livrer à une puissance étrangère l'arme suprême qu'il a mise au point ; au dernier moment, il se rachète héroïquement en voyant surgir un croiseur battant pavillon tricolore. 

Des journalistes malintentionnés conseillent alors la lecture de cet ouvrage à Eugène Turpin. Comme Thomas Roch, celui-ci a été fort maltraité par l'armée française, qui lui a volé son invention, un explosif dévastateur baptisé mélinite ; comme Thomas Roch, il a offert ses services à l'ennemi, en la personne de Guillaume II ; comme Thomas Roch, il a connu la captivité (mais en prison, et non pas dans un asile d'aliénés). Mieux, le vrai chimiste et le personnage de fiction ont exactement le même âge, quarante-cinq ans, et l'engin « autopropulsif » de Roch correspond à l'appareil « autopropulseur » de Turpin. Ulcéré, ce dernier porte plainte pour diffamation et exige un copieux dédommagement. 

Jusque-là, Jules Verne n'a pas caché à ses proches qu'Eugène Turpin lui avait servi de modèle. Mais comme l'affaire tourne au vinaigre, il préfère mentir à son éditeur, Hetzel fils, et à son avocat, un ténor du barreau promis à un brillant avenir politique. « Ce n'est pas à mon âge, écrit-il à Me Raymond Poincaré, après avoir écrit quatre-vingts volumes de pure imagination, que j'irais offrir à mes jeunes lecteurs les malsaines surprises d'un roman à clef. » Entre l'auteur de Vingt mille lieues sous les mers et l'inventeur controversé qui a failli se vendre à l'Allemagne, la presse et le public ont vite choisi leur camp. L'éloquence de Poincaré fait le reste. Le 9 décembre 1896, le tribunal déboute le plaignant et le condamne aux dépens. 

Les attendus du jugement ne manquent pas d'ironie : « Sans énumérer toutes les dissemblances, il est une caractéristique absolue, qu'en effet, dans les premières pages du roman jusqu'à la crise finale, Thomas Roch est fou [...] tandis que l'intégrité des facultés mentales de Turpin est certaine et n'a jamais été mise en doute. » 

Mais on retiendra surtout l'énoncé du principe suivant : « Il ne peut être défendu à un romancier de s'inspirer de faits notoires et de personnes connues pour les faire servir à une œuvre d'imagination, de transporter dans le domaine de la fantaisie certains caractères, certains faits publics. [...] S'il n'était pas permis aux romanciers et aux auteurs dramatiques de prendre leurs personnages dans la vie réelle, dans ses événements mêmes, de s'inspirer du spectacle d'une grande action ou d'un crime honteux pour éveiller dans le cœur l'admiration ou la réprobation, il faudrait interdire le roman et fermer le théâtre. » 


Turpin-Roch aura beau faire appel, la décision de justice sera confirmée en mars 1897. Un siècle plus tard, Thierry Jonquet vient de bénéficier d'un jugement identique. Reste à savoir si les ventes de Moloch ont autant profité que Face au drapeau de cette publicité intempestive : grâce au procès, Jules Verne vit le tirage de l'édition bon marché doubler par rapport à celui de ses titres précédents...